• 4 octobre 2023 18h11

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France / 14 Juillet : pourquoi l’Inde est à l’honneur cette année

ByECHOS DU MONDE

Juil 13, 2023

ENTRETIEN.
Claude Blanchemaison, ancien ambassadeur de France en Inde, retrace la longue histoire qui unit les deux pays alors que l’Inde est l’invitée d’honneur du défilé.

Ancien ambassadeur de France en Inde (1996-2000), Claude Blanchemaison est l’auteur de L’Inde, contre vents et marées (éditions Temporis, 2021). Un pays dont il parle toujours avec une pointe de nostalgie. À l’occasion de la visite à Paris du Premier ministre indien, Narendra Modi, invité d’honneur du défilé militaire du 14 Juillet, le diplomate chevronné analyse les ressorts qui meuvent ce géant si mal connu.

Le Point : Quels sont les objectifs de la visite en France de Narendra Modi ?

Claude Blanchemaison : Cette visite s’inscrit dans le cadre d’un partenariat stratégique qui est l’aboutissement d’une longue histoire. Le général de Gaulle délègue à André Malraux la relation avec l’Inde. Celle-ci était donc d’abord d’ordre culturel. Les présidents suivants s’intéressent à l’importance économique de cet immense pays en développement. En 1996, l’année où je suis nommé ambassadeur, le président Jacques Chirac décide que la France a besoin d’un partenaire stratégique dans l’océan Indien et que celui-ci ne peut être que l’Inde, alors que nous entretenions aussi des liens, y compris militaires, avec le Pakistan. Jacques Chirac, en voyage en 1998 pour une visite d’État, propose alors un partenariat stratégique entre nos deux pays. Nous en célébrons aujourd’hui les 25 ans.

Ce partenariat est-il d’ordre géopolitique, économique, culturel ?

Tout cela à la fois ! Le socle culturel de l’époque de Malraux reste très important. Il faut s’intéresser au cinéma indien et à l’immense littérature indienne. Il faut multiplier les échanges d’étudiants et de chercheurs. L’enjeu économique est bien sûr d’actualité. L’Inde cherche à diversifier ses fournisseurs d’armements. Nous en faisons partie – Mirage, Rafale et sous-marins Scorpène.

Vous évoquez dans votre livre le « charme discret des comptoirs français ». De fait, France et Inde ont une longue histoire commune…

Pondichéry attire les touristes indiens, qui y trouvent un certain parfum français : les restaurants, les képis rouges des policiers… Nous avons aussi l’Institut français de Pondichéry, qui dépend du CNRS, et une branche de l’école française d’Extrême-Orient. Il ne faut ni rejeter cette histoire ni sombrer dans la nostalgie des comptoirs. Nous voulons une relation moderne avec l’Inde, un pays qui compte deux Silicon Valley, Bangalore et Hyderabad.

André Malraux voyait dans l’Inde une « synthèse entre la philosophie religieuse aux dieux multiples et la rationalité scientifique ». Est-ce une bonne définition de l’âme indienne ?

Oui ! Nos grilles de lecture s’appliquent difficilement à ce pays tellement différent de l’Europe, malgré les traces laissées par les Britanniques, comme la présence des clubs. Les Indiens éduqués, ouverts d’esprit, aiment discuter de tout. La capacité de l’Inde à intégrer les apports extérieurs est colossale : l’apport mongol – donc musulman –, l’apport britannique… Sa force est d’avoir été, jusqu’à récemment, tolérante. Environ 80 % des Indiens sont des hindous, l’hindouisme désignant une philosophie religieuse plutôt qu’une religion à proprement parler. Il n’y a pas de hiérarchie, pas d’Église, pas de pape, c’est très différent de nos religions monothéistes. Le pays compte 18 % de musulmans. La blessure de la partition de 1947 avec le Pakistan n’est pas complètement cicatrisée. Le statut du Cachemire [région himalayenne à majorité musulmane que revendiquent l’Inde et le Pakistan, NDLR] n’est toujours pas réglé. Son statut constitutionnel a été révoqué en 2019 pour en faire deux territoires de l’Union, directement administrés par Delhi. Le parti nationaliste BJP [parti du Peuple indien, NDLR], au pouvoir depuis 2014, promeut une identité indienne d’abord fondée sur l’hindouisme, et tend à discriminer les autres religions.

Comment expliquer la popularité de Modi ?

D’abord par son charisme, son mode de vie, assez modeste et austère. Ensuite, il n’a quasiment pas d’opposition. Malheureusement pour la démocratie indienne, le parti du Congrès [parti de Nehru et de Gandhi, cheville ouvrière de l’indépendance indienne, NDLR] est tombé en déliquescence, après avoir été au pouvoir de 2004 à 2014, et recherche un véritable leader, capable de faire le poids face à Modi, qui est habile et efficace. En politique intérieure, il peut se montrer intransigeant, voire brutal, mais vis-à-vis de ses interlocuteurs extérieurs, il sait donner le change et apparaître très ouvert. On vient de le voir avec son voyage triomphal aux États-Unis, qui se présentent comme le leader des pays démocratiques.

Justement, l’Inde est-elle une démocratie à part entière ?

On voit en tout cas les signes extérieurs de la démocratie, puisque des alternances ont lieu, au niveau de la fédération et dans les vingt-huit États indiens, qui ne sont pas tous gouvernés par le BJP. Modi a de grandes chances d’être réélu lors des élections fédérales de 2024, puisque l’économie se porte bien, la crise née du Covid est surmontée, et qu’il n’y a pas de véritable alternative. Mais, après ce mandat supplémentaire, la question de la relève se posera.

En quoi le national-populisme de Modi se distingue-t-il de celui de Xi Jinping, de Donald Trump ou encore d’Erdogan ?

La situation est radicalement différente en Chine, pays dominé par un parti unique. En revanche, on peut s’autoriser une comparaison avec Erdogan, populiste et autoritaire. Mais je crois que la manière de gouverner de Modi est spécifiquement indienne. Il veut donner à l’Inde une identité qui ne soit pas celle des colonisateurs : les Mongols – qu’il assimile aux musulmans – ou les Britanniques. Les brutalités et les pogroms subis par les musulmans sont bien sûr intolérables, mais certains d’entre eux sont bien intégrés à la société indienne. L’Inde, avec 1,408 milliard d’habitants, lance un défi systémique à la face de la Chine : elle montre qu’un parti unique n’est pas indispensable pour diriger un immense pays. Elle est un contre-modèle, avec une économie de marché. Mais elle doit mettre l’accent sur sa capacité d’intégration, plutôt que d’exclusion des apports extérieurs. Cela dit, le Fort Rouge est le lieu d’où Modi tient ses discours chaque année pour la fête de l’Indépendance : c’est un monument musulman.

La tension avec la Chine, avec laquelle l’Inde se dispute une partie de la frontière himalayenne, risque-t-elle de s’accentuer dans les années à venir ?

En Asie, on n’est pas nécessairement alliés ou ennemis : on peut coopérer sur certains sujets et se combattre sur d’autres. L’Inde et la Chine coopèrent aux niveaux technique et économique. Des différends frontaliers demeurent dans l’Himalaya, mais ils restent sous contrôle. Dans le Cachemire, à l’ouest, ils portent sur des territoires que la Chine considère comme appartenant au plateau tibétain. Sur une bonne partie de cette frontière, Chinois et Indiens ont décidé que leurs patrouilles ne seraient pas armées. Il y a tout de même des combats, à mains nues, avec des pieux, et qui se soldent parfois par des morts : une vingtaine de soldats indiens au printemps 2020. Je ne sais pas si une telle retenue serait possible en Europe… Enfin, la Chine revendique à l’est, depuis le conflit sino-indien de 1962, l’État indien d’Arunachal Pradesh. Mais c’est plutôt un moyen de pression qu’une revendication à effet immédiat. Les deux pays refusent que d’autres se mêlent de ce conflit frontalier.

La Chine a développé ce que les Indiens appellent la politique du « collier de perles » : l’installation de bases navales autour du pays (Sri Lanka, Pakistan, etc.). Face à cette pression, l’Inde se dote progressivement d’une marine, avec des sous-marins, des frégates et des porte-avions.

L’Inde, partenaire historique de la Russie, peut-elle faire basculer la guerre en Ukraine ?

L’opinion du « Sud global », dont les Brics [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, NDLR], finira par peser. Ce conflit, limité au territoire ukrainien sur le plan des opérations armées, est mondialisé, puisqu’il désorganise les chaînes d’approvisionnement et pèse sur les prix des matières premières… S’ils ne veulent pas antagoniser Moscou, Indiens et Chinois considèrent cette guerre comme une erreur stratégique. Ils s’accommoderont d’une Russie affaiblie, mais ne veulent pas la voir imploser. Au niveau militaire, la Russie est un partenaire historique, mais l’Inde se diversifie rapidement.

Quels sont les principaux défis que l’Inde doit relever ?

L’éducation. Chaque année, 10 à 12 millions de jeunes, dont beaucoup peu ou mal formés, arrivent sur le marché du travail. La santé est un autre chantier. Aujourd’hui, elle fonctionne à deux vitesses : les riches peuvent recourir aux hôpitaux privés tandis que le secteur public est presque partout en mauvais état.

Propos recueillis par Samuel Dufay

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