Depuis Victoria, les grands joailliers français (Cartier, Chaumet, Boucheron, Van Cleef & Arpels…) ont réalisé des pièces exceptionnelles pour la maison Windsor.
En 1848, Paris est une poudrière. L’insurrection conduit des joailliers à s’exiler. Certains, comme Mellerio, choisissent Madrid, d’autres, Londres. Ils emportent de très beaux objets mais aussi une réputation. Car dans l’Europe du milieu du XIXe siècle, les arts décoratifs français suscitent l’engouement général. Jean-Valentin Morel le constate rapidement. Son maître, Jules Fossin, successeur de la famille Nitot, installée « en chambre » dès 1812 au 15 place Vendôme (là où se dressera plus tard l’hôtel Ritz), lui a confié l’atelier établi au 7 New Burlington Street dans le quartier de Mayfair. L’objectif est clair : approcher la jeune reine Victoria. Le prédécesseur de Joseph Chaumet dispose de précieux alliés : ses clients, parmi lesquels plusieurs membres de la maison de Bourbon et de la maison d’Orléans. Une rencontre avec la souveraine est rendue possible grâce à Louise d’Orléans, devenue première reine des Belges par son mariage en 1832 avec Léopold Ier, oncle de Victoria. La fille aînée du roi des Français, Louis-Philippe Ier, organise dans le Surrey, à Claremont House, une présentation des productions du joaillier à Sa Majesté britannique. Ce premier contact est suivi d’une entrevue entre la souveraine et Morel au château de Windsor. Dans les archives de Chaumet est conservée une lettre dans laquelle Morel exprime à Fossin sa vive satisfaction : au cours de ce rendez-vous « Sa Majesté a promis de lui acheter beaucoup pour le Christmas ».

Victoria, reine du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, future reine du Canada, impératrice des Indes et reine d’Australie, venait d’inaugurer la longue et fructueuse relation qui unirait la cour de Saint James et la Place Vendôme. La reine commanda par la suite des pièces qui ne démentirent jamais son goût particulier pour les bijoux dits de sentiments. « Une réelle proximité se noue entre la maison Morel & Cie et la reine Victoria », indique Romain Condamine, coauteur d’un ouvrage collectif sur Chaumet sous la direction de Henri Loyrette. Il existe un petit dessin, de la main même de la souveraine, esquissant à la plume la forme d’une épingle. Il a été laissé aux bons soins de Jean-Valentin Morel, et présenté sous les verrières du Crystal Palace lors de l’Exposition universelle de 1851. »
Le couronnement est proche
La modestie sied à Victoria, qui juge d’un œil sévère les trop grandes démonstrations de somptuosité. En 1894, devant l’enthousiasme de sa petite-fille Alix de Hesse-Darmstadt, future impératrice de Russie, qui vient de recevoir pour ses fiançailles avec le tsarévitch Nicolas, futur Nicolas II, un double sautoir de perles Fabergé et une « couronnette » sertie de perles et de diamants exécutée par Boucheron, la souveraine émet ce cinglant : « Alix, n’en profite pas pour faire la fière. » Cette austérité n’est pas de mise avec son fils Édouard, prince de Galles, qui se rend régulièrement rue de la Paix et revient à Londres avec des bijoux signés Cartier ou Lacloche, vraisemblablement destinés à ses nombreuses maîtresses. C’est Alice Keppel, bonne amie du futur roi Édouard VII, qui aide Pierre Cartier à trouver l’emplacement idéal de la future boutique londonienne. « Bertie », le surnom du prince, aurait conseillé à Alfred Cartier et à ses trois fils d’ouvrir une base permanente au cœur de la capitale britannique. Car le couronnement est proche et les commandes affluent. Cartier n’eut jamais à regretter ce conseil. Pour la cérémonie de 1902, 27 diadèmes sont créés dans les ateliers parisiens et expédiés à Londres, au 4 New Burlington Street. Parmi les joyaux de premier plan, ciselé par la maison de la rue de la Paix pour le palais de Buckingham, figure notamment, en 1904, un collier résille, d’une grande souplesse, réalisé pour la reine Alexandra.

Commandes royales et cadeaux de mariage
Au XXe siècle, l’engouement de la famille royale pour les productions Cartier ne faiblit pas. En 1933, la reine Mary visite le magasin de New Bond Street, où la maison est installée depuis 1909. Cet événement permet d’informer l’opinion publique que Cartier fait travailler des Anglais. Parmi les chefs-d’œuvre réalisés pour la maison Windsor, citons les cinq bracelets Art déco – qui pouvaient être combinés pour former un bandeau pour les cheveux – achetés par le duc d’York (futur roi George VI) pour sa femme en 1928, et citons surtout le diadème en diamants et en platine orné d’un motif de volutes en cascade acquis en 1936 par le roi George VI pour son épouse, la reine Elizabeth. Cette pièce, connue sous le nom de « diadème Halo », sera porté par trois autres générations de la famille royale : la princesse Margaret, en 1953, lors du couronnement de sa sœur, la princesse Anne, en 1970, et Catherine Middleton, lors de son mariage avec le prince William en 2011. Citons également les deux bijoux offerts par le nizam de Hyderabad en 1947 à la princesse Elizabeth comme cadeaux de mariage : un diadème en diamants à motifs de volutes florales et un collier en diamants, surnommé depuis le collier Hyderabad, encore aujourd’hui très prisé par les jeunes membres de la famille royale. Sans oublier la broche Williamson, qui conjugue histoire et géographie. John Williamson, géologue canadien, avait découvert en Tanzanie un éblouissant diamant rose de 54,5 carats retaillé en brillant de 23,60 carats. Ce fervent monarchiste l’offre à la princesse Elizabeth en 1947 comme cadeau de mariage. Cinq ans plus tard, la future Elizabeth II charge Cartier de sertir la gemme dans une broche. Plusieurs gouachés réalisés d’après des dessins de Frederick Mew, sous la direction de Jean-Jacques Cartier, sont présentés à la souveraine, qui choisit une fleur avec tige de diamants taille baguette, pétales de diamants taille brillant et feuilles de diamants taille marquise. La reine porte la broche à de nombreuses occasions, notamment lors du mariage de Charles et de Diana en 1981 et lors de la visite de Barack et de Michelle Obama en 2009.

Elizabeth II, en 1947. Autre apparition notable des bijoux de Mrs Greville liée à un second membre de la famille royale : un diadème en diamants créé par Boucheron en 1921. Ce bijou reproduisant la forme géométrique des nids d’abeilles – l’un des préférés de « Queen Mum » – coiffe plusieurs fois Camilla, duchesse de Cornouailles, notamment lors de la visite de Nicolas Sarkozy à Windsor en 2008. « Un clin d’œil amusant de l’histoire », écrit Vincent Meylan dans son ouvrage consacré au joaillier. « Avec elle, ces joyaux sont revenus en terrain de connaissance. Margaret Greville était en effet la marraine de Sonia Keppel, grand-mère maternelle de Camilla. D’une manière ou d’une autre, les bijoux créés par Boucheron étaient destinés à parer une future reine d’Angleterre. » Ce diadème « Honey Comb » a de nouveau eu l’occasion de briller en mars 2023 à Berlin, au château de Bellevue, lors de la première visite d’État de Charles III. C’était la toute première fois que la reine consort arborait un diadème à l’étranger depuis le début du règne de son époux. Comme si le précieux savoir-faire de la bouillonnante ville de Paris tenait malgré tout à être présent à ce rendez-vous.
Et Wallis ?
Reste à aborder le cas Wallis Simpson. Compagne d’Édouard, héritier du trône, dès 1934, elle partage avec le prince de Galles le goût des bijoux parisiens. Celui-ci se fournit principalement chez Boucheron, qu’appréciait son ancienne maîtresse Freda Dudley Ward. Il fait notamment l’acquisition en 1935 d’un clip en rubis et diamants au revers duquel il fait graver les initiales W et E – Wallis et Édouard. Après leur mariage, auquel n’assiste aucun membre de la famille royale, le duc et la duchesse de Windsor deviennent des clients assidus de la Place Vendôme. Wallis marque de son empreinte plusieurs joyaux iconiques. À la fin des années 1930, elle suggère à Renée Puissant, fille d’Esther Arpels et d’Alfred Van Cleef, directrice artistique de Van Cleef & Arpels, de créer un bijou inspiré de la fermeture à glissière. Le dessinateur René Sim Lacaze propose les premières esquisses du collier Zip, en 1950. C’est encore aujourd’hui une pièce phare de la maison. La duchesse, dès 1936, délaisse Boucheron (trop lié à la première maîtresse du duc) pour favoriser Van Cleef & Arpels. Parmi les chefs-d’œuvre réalisés : une pendulette à secret dotée d’un boîtier en or avec les initiales W et E entrelacées, un bracelet de 40 rubis et 186 diamants sur le fermoir duquel le duc a fait graver « Hold tight » (« Tenez bon »), et un remarquable collier en diamants et rubis réalisé en 1936 pour le quarantième anniversaire de la duchesse, qui le fera transformer en collier cravate arborant plus de 270 diamants et 144 rubis de belles dimensions.

La duchesse de Windsor pose également sa griffe chez Cartier en commandant des bijoux devenus légendaires, dont la broche « Flamant rose » de 1940, pour laquelle le duc a fourni les pierres et le métal, guerre oblige, et le collier « Draperie » conjuguant améthystes, fournies par le duc, et 200 cabochons de turquoises. C’est elle qui, la première, arbore sur deux broches acquises en 1948 et 1949 la célèbre panthère en trois dimensions qui deviendra l’icône du joaillier. Au total, la duchesse de Windsor collectionna 12 pièces Cartier figurant des félins, et elle reste la personnalité la plus étroitement associée à ce motif. Inutile de préciser que ces fauves dressés comme un défi n’eurent pas l’occasion de faire étinceler leur scintillant pelage au sein de la cour royale britannique. Peu importe : les femmes dont on parle le plus sont parfois celles qui brillent par leur absences.
Par Hervé Dewintre